Lorsqu'on se trouve en présence de plusieurs opinions différentes venant de différents savants musulmans, peut-on faire le choix de n'importe laquelle d'entre elles ? Si oui, quel doit être le critère de ce choix : ce que nous souffle notre coeur, ce que nous dicte notre raison, ce qui nous plaît le plus, ce qui nous paraît le plus facile ?
Non, on ne peut pas procéder de la sorte pour choisir un avis. Le critère pour pareil choix est la validité des arguments (sihhat ud-dalîl et quwwat ud-dalîl) et non la petite idée que l'on peut avoir derrière la tête. Or, pour pouvoir établir laquelle des opinions en présence repose sur un argument valide, il faut d'abord établir laquelle de ces opinions relève de laquelle des catégories de divergences d'opinions.
Car comme nous l'avons vu dans la page traitant des catégories des divergences d'opinions, les règles de la jurisprudence musulmane peuvent être classées en plusieurs catégories :
- il y a celles extraites d'un texte du Coran qui est clair (qat'iyy ud-dalâla) ou d'un texte des Hadîths qui est authentique (sahîh) et clair (qat'iyy ud-dalâla) (catégorie B. 1) ;
- celles extraites de textes du Coran ou des Hadîths qui sont depuis longtemps sujets à différentes interprétations chez les savants musulmans, et ce parce qu'ils ne sont pas à la fois authentiques (sahîh) et clairs (qat'iyy ud-dalâla) (catégorie C) ;
- celles établies en fonction, d'une part du principe extrait d'un texte mais aussi, d'autre part, des données sociales ('urf) ou des possibilités techniques existant alors (catégorie D).
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Des cas différents pour ces différentes catégories :
Pour la catégorie B.1), on va prendre l'opinion qui est conforme au texte du Coran et des Hadîths. Ceci car, ici, non seulement une seule opinion est juste, mais il est de plus facile de la distinguer. Et s'il y a eu, à propos de ce genre de règlements, des opinions divergentes chez certains savants, ces divergences sont dues au fait que ceux-ci soit n'ont pas dû avoir connaissance du texte, soit se sont trompés dans leur argumentation. Il faut donc impérativement délaisser ces opinions qui diffèrent de ce que dit ce texte du Coran ou des Hadîths. Cependant, il ne faut jamais dénigrer (ta'n) les savants qui en sont les auteurs, car le Prophète (sur lui la paix) a annoncé la promesse d'une récompense pour celui qui fait un effort de réflexion et se trompe (rapporté par al-Bukhârî). Attention : il faut ici rappeler que dire seulement d'un juriste qu'il s'est trompé parce que le Hadîth ne lui est pas parvenu, ce n'est pas le dénigrer (ta'n). Le dénigrer, ce serait dire de son opinion qu'elle est honteuse et indigne d'un savant musulman, et de lui qu'il est un incapable.
Après tout, les savants musulmans fondateurs d'écoles juridiques n'avaient-ils pas tous dit en substance : "Si je dis une fatwa contraire à ce qu'a dit Dieu ou à ce qu'a dit le Messager de Dieu, délaissez ma parole."
Ainsi, l'opinion de Ibn Hazm légalisant tous les instruments de musique contredit un Hadîth qui est clair et qui est aussi, contrairement à ce qu'il en disait, authentique. Ibn Hazm s'est ici trompé. Il nous faut donc délaisser son opinion, sans le dénigrer (ta'n).
Attention : établir ainsi quel avis est conforme au texte demande des compétences approfondies (tabahhur).
Pour la catégorie C), les spécialistes de la jurisprudence musulmane sont amenés, en cas de nécessité liée au contexte par exemple, à donner des avis juridiques venant d'une autre école. Ceci car, ici, une seule opinion juridique est certes juste (swawâb), mais, contrairement à la première catégorie, au regard des argumentations, chaque opinion est telle qu'elle peut être juste ou erronée. C'est ce qui est arrivé par exemple quand les savants de l'école hanafite ont émis la fatwa de la licité de la rémunération pour l'enseignement du Coran : c'est en fait l'opinion de l'école shâfi'ite. C'est également ce qui est arrivé chez les hanafites de l'Inde, où les savants ont émis une fatwa en suivant l'opinion de l'école mâlikite pour ce qui a trait à la période que la femme dont le mari a disparu (mafqûd) doit attendre avant de pouvoir se remarier.
Pour la catégorie D), les spécialistes de la jurisprudence musulmane sont également amenés à changer l'avis juridique en fonction d'un changement de contexte. Ceci car il s'agit ici d'avis juridiques qui sont basés sur des principes issus de textes du Coran et / ou des Hadîths, mais qui ne sont différents que parce qu'ils sont liés à deux contextes différents. Ici, la divergence d'opinions n'est pas réelle mais seulement apparente. Il ne s'agit en fait que d'un même règlement (hukm), et les deux fatwas sont justes chacune par rapport au contexte qui l'a vu naître (ikhtilâfu 'urf wa zamân, la-kh'tilâfu hujjah wa bur'hân).
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Conclusion :
S'il est possible que les savants musulmans soient amenés à faire parfois un choix entre différentes opinions juridiques existantes, ce choix doit prendre en compte d'abord la validité des arguments, puis la nécessité du contexte. En tout cas, il ne s'agit nullement de faire pareil choix sans compétences, en fonction de sa seule petite idée sur le sujet. Car tous ceux qui, ainsi, n'ont pas les compétences voulues doivent, "sauf si cela contredit formellement ce que nul n'est censé ignorer, suivre les fatwas de muftis compétents de leur localité ; et garder à l'esprit qu'en dehors du Prophète, nul n'est infaillible dans ses opinions" (Hujjat ullâh il bâlighah, Shâh Waliyyullâh, 1/447).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).