Question :
Les hommes auxquels le message d'aucun prophète n'était parvenu ("man lam tab'lugh'hu-d-da'wa"), seront-ils responsables devant Dieu pour leur éventuelle absence de foi, ou de foi monothéiste, de même que pour les éventuelles mauvaises actions qu'ils auront commises sur terre ?
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Réponse :
Cette question se pose effectivement. Le Coran dit bien que chaque peuple a reçu [au moins] un messager de la part de Dieu (Coran 16/36) et j'ai cité ce verset dans l'article Pourquoi des messagers de Dieu ? ; ce verset parle des peuples d'avant la venue de Muhammad (sur lui la paix). Mais le monde n'a pas toujours été un village comme il l'est devenu aujourd'hui, "rapetissé" par les moyens de transports et de communications. Il est donc arrivé que des hommes n'aient eu connaissance d'aucun message d'aucun prophète envoyé par Dieu. La question que vous soulevez se pose donc très justement : Qu'adviendra-t-il d'un tel homme dans l'autre monde ? Sera-t-il jugé par Dieu à propos des croyances qu'il aura eues sur terre ou bien ne sera-t-il pas jugé du tout ?
Dans un premier temps je vous suggère de lire mon article "Bien" et "mal" : inhérents à la nature humaine ou bien dépendant de la révélation ? afin d'y découvrir les 7 catégories de croyances et d'actions par rapport au "cœur qui raisonne".
Voici ce que nous pouvons ensuite dire...
A) Pour ses manquements dans ce qui relève des catégories que "le cœur qui raisonne" ne pouvait découvrir de lui-même sans la révélation (catégories : 1.2 ; 1.3 ; 2.1 ; 2.2 ; 2.3 ; 3) :
A l'unanimité des ulémas sunnites, l'être humain auquel le message d'aucun prophète de Dieu n'était parvenu ne sera, pour ses manquements aux croyances et aux actions relevant de ces catégories 1.2 ; 1.3 ; 2.1 ; 2.2 ; 2.3 ; 3, pas sanctionné dans l'autre monde.
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B) En fait votre question ne se pose qu'à propos de ce qui relève de la catégorie 1.1, celle où la règle (bien ou mal) est inhérente à l'acte, est évidente (zâhir) pour le "cœur qui raisonne" et est formelle (qat'î) :
Il s'agit de ce que tout cœur humain contient en lui de façon naturelle : monothéisme, croyance en une certaine rétribution de l'homme pour ses actes, pudeur minimale, véracité, honnêteté ; tout ceci relève de l'inclination naturelle de l'homme vers Dieu (al-fit'ra) et de ce que cette inclination nécessite pour s'épanouir, aussi bien vis-à-vis de Dieu que par rapport à la vie en société sur terre.
Un homme auquel le message d'aucun prophète de Dieu n'était parvenu sera-t-il puni dans l'autre monde s'il avait sur terre manqué à ce minimum 1.1 ?
Ce point-là fait l'objet d'avis divergents au sein même de l'orthodoxie sunnite...
– D'après un premier groupe (certains ulémas hanafites) (voir Ussûl ul-fiqh il-islâmî, az-Zuhaylî, 1/127, voir aussi Al-Jawâb us-sahîh, 1/276), un tel homme sera bien jugé dans l'autre monde pour ses manquements dans les éléments de cette catégorie 1.1 (aussi bien croyances qu'actions) ; et il pourra être rétribué en conséquence, sauf si Dieu lui pardonne (au niveau des actes).
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– Par contre, d'après un second groupe, constitué de la majorité des ulémas – les malikites, les shafi'ites, les hanbalites et certains autres hanafites –, un tel homme ne sera pas sujet à la punition dans l'autre monde même pour ses manquements à des éléments de la catégorie 1.1.
Sa fausse croyance est bel et bien nommée "kufr" et ses mauvais actes "kabîra", mais il n'aura pas dans l'autre monde la rétribution liée à eux (Al-Jawâb us-sahîh, 1/275-276).
Parmi les arguments sur lesquels cet avis repose il y a le fait que Dieu a dit dans le Coran : "وَمَا كُنَّا مُعَذِّبِينَ حَتَّى نَبْعَثَ رَسُولاً" : "Nous n'en étions pas à châtier jusqu'à ce que nous ayons envoyé un messager" (Coran 17/15). Le message d'aucun Messager n'étant parvenu à un homme donné, il ne sera donc pas puni.
Dieu dit de même qu'Il a envoyé les Messagers afin que les hommes n'aient pas d'"argument" ("hujja") : "رُّسُلاً مُّبَشِّرِينَ وَمُنذِرِينَ لِئَلاَّ يَكُونَ لِلنَّاسِ عَلَى اللّهِ حُجَّةٌ بَعْدَ الرُّسُلِ وَكَانَ اللّهُ عَزِيزًا حَكِيمًا" : "Des Messagers donnant la bonne nouvelle et avertissant, afin que les hommes n'aient plus d'argument devant Dieu après la (venue des) Messagers" (Coran 4/165). Cela signifie donc que s'ils n'avaient pas reçu de Messagers, les humains auraient été excusés devant Dieu, pour cause d'ignorance ('udhr bi-l-jahl).
Parmi les ulémas de ce second groupe :
--- certains disent qu'un tel homme sera admis au Paradis ;
--- d'autres qu'il sera dans les A'râf (c'est l'un des commentaires du verset évoquant ces derniers) ;
--- d'autres qu'il sera mis à l'épreuve après la résurrection (c'est à cet avis que Ibn Taymiyya, Ibn ul-Qayyim et Ibn Kathîr adhèrent, s'appuyant sur des hadîths qu'ils ont relatés dans Ahkâmu ahl idh-dhimma et Tafsîr Ibn Kathîr ; Ibn 'Abd il-Barr n'était cependant pas convaincu de l'authenticité de ces hadîths) ;
--- d'autres ulémas, enfin, disent ne pas pouvoir se prononcer.
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– Les ulémas du premier groupe se fondent quant à eux sur ce verset : "وَقَالُوا لَوْ كُنَّا نَسْمَعُ أَوْ نَعْقِلُ مَا كُنَّا فِي أَصْحَابِ السَّعِيرِ" : "Et ils diront : "Si nous avions écouté ou raisonné, nous ne serions pas parmi les gens de la fournaise"" (Coran 67/10). Ici, "écouter" désigne le fait d'écouter ce que Dieu a révélé (cf. Tafsîr Ibn Kathîr) ; "raisonner" est quant à lui l'action du "cœur qui raisonne". Si un homme n'avait pas pu avoir accès sur terre à la lumière de la révélation, il avait au moins disposé de la lumière de son cœur. C'est bien pourquoi ces hommes se lamenteront d'être dans la Géhenne pour ne pas avoir raisonné avec leur cœur. En cas de manquement à ce que ce "cœur qui raisonne" souffle de façon naturelle, l'homme auquel aucune révélation n'était parvenue pourra donc être rétribué après la résurrection.
Quant au verset "وَمَا كُنَّا مُعَذِّبِينَ حَتَّى نَبْعَثَ رَسُولاً" : "Nous n'en étions pas à châtier jusqu'à ce que nous ayons envoyé un messager" (Coran 17/15), les ulémas de ce premier groupe le comprennent comme parlant de "châtiment de destruction sur terre" ("عذاب استئصال في الدنيا"), et non pas de châtiment dans l'autre monde (voir Rûh ul-ma'ânî, al-Alûssî, commentaire du verset 17/15). C'est le châtiment de destruction complète en ce monde que Dieu n'envoie jamais avant d'avoir suscité un messager, ce dernier étant ensuite globalement mécru.
Comme Il l'a dit dans cet autre passage : "وَقَالُوا لَوْلَا يَأْتِينَا بِآيَةٍ مِّن رَّبِّهِ أَوَلَمْ تَأْتِهِم بَيِّنَةُ مَا فِي الصُّحُفِ الْأُولَى وَلَوْ أَنَّا أَهْلَكْنَاهُم بِعَذَابٍ مِّن قَبْلِهِ لَقَالُوا رَبَّنَا لَوْلَا أَرْسَلْتَ إِلَيْنَا رَسُولًا فَنَتَّبِعَ آيَاتِكَ مِن قَبْلِ أَن نَّذِلَّ وَنَخْزَى" : "Et ils ont dit : "Ah, si un signe nous venait de la part de notre Pourvoyeur !" Est-ce que ce qui est évident, qui se trouvait (aussi) dans les feuillets premiers, ne leur est donc pas venu ! Et si Nous les avions détruits par un châtiment avant cela, ils auraient dit : "Seigneur, pourquoi ne nous as-Tu pas envoyé un Messager, de sorte que nous eussions suivi Tes signes avant d'être avilis et humiliés (de la sorte) ?"" (Coran 20/133-134). Voyez : ici, il est bien question d'un châtiment de destruction envoyé en ce monde.
Quant au verset : "رُّسُلاً مُّبَشِّرِينَ وَمُنذِرِينَ لِئَلاَّ يَكُونَ لِلنَّاسِ عَلَى اللّهِ حُجَّةٌ بَعْدَ الرُّسُلِ وَكَانَ اللّهُ عَزِيزًا حَكِيمًا" ("Des Messagers donnant la bonne nouvelle et avertissant, afin que les hommes n'aient plus d'argument devant Dieu après la (venue des) Messagers" : Coran 4/165), la réponse possible des ulémas de ce premier groupe est que ce verset veut dire que sans la venue des Messagers, les hommes auraient pu invoquer l'argument d'ignorance le Jour du Jugement lorsque questionnés par Dieu quant à leur polycultisme, bien que cet argument aurait été irrecevable ; Dieu a donc voulu leur faire un rappel.
Cependant, même sans ce rappel, ils n'auraient de toutes façons pas été excusés (ma'dhûr) le Jour du Jugement pour cause d'ignorance, car un autre passage dit : "وَإِذْ أَخَذَ رَبُّكَ مِن بَنِي آدَمَ مِن ظُهُورِهِمْ ذُرِّيَّتَهُمْ وَأَشْهَدَهُمْ عَلَى أَنفُسِهِمْ أَلَسْتَ بِرَبِّكُمْ قَالُواْ بَلَى شَهِدْنَا أَن تَقُولُواْ يَوْمَ الْقِيَامَةِ إِنَّا كُنَّا عَنْ هَذَا غَافِلِينَ أَوْ تَقُولُواْ إِنَّمَا أَشْرَكَ آبَاؤُنَا مِن قَبْلُ وَكُنَّا ذُرِّيَّةً مِّن بَعْدِهِمْ أَفَتُهْلِكُنَا بِمَا فَعَلَ الْمُبْطِلُونَ" : "Et lorsque ton Seigneur prit des reins des fils de Adam leur descendance et les fit témoigner : "Ne suis-Je pas votre Pourvoyeur ? – Si, nous en témoignons" dirent-ils. (Cela) afin que vous ne puissiez pas dire, le jour de la résurrection : "Nous étions ignorants de cela [= le monothéisme]", ou dire : "Ce ne sont que nos ancêtres qui avaient attribué des associés (à Dieu) avant (nous), et nous étions une descendance venue après eux ; vas-Tu nous détruire à cause de ce que les négateurs ont fait ?" (Coran 7/172-173). Si on retient l'avis qui dit que ce verset parle du fait que Dieu S'est montré à tous les humains alors qu'ils étaient âmes, avant que chaque âme soit envoyée dans son corps, ou même si on retient l'autre avis, ce passage-ci veut dire que cela a été inscrit en le for intérieur de chaque humain, afin que nul homme ne puisse plus se présenter comme ignorant du monothéisme le Jour du Jugement. On voit par là que la prédication des prophètes n'est qu'un rappel supplémentaire.
Si les ulémas du second groupe reconnaissent donc que le verset 4/165 enseigne que la réception du message d'un prophète est suffisante pour que le fait de demeurer, même alors, dans le Shirk Akbar Wâdhih entraîne le châtiment dans l'autre monde, car il n'y a alors plus de hujja, les ulémas du premier groupe peuvent leur faire valoir que des versets 7/172-173 enseignent que le fait d'être exempt de folie et d'incapacité de raisonner est suffisant pour que demeurer dans le Shirk Akbar Wâdhih - dans lequel on a été élevé - et ne pas écouter ce témoignage intérieur, cela entraîne le châtiment dans l'autre monde : ce témoignage fait qu'il n'y a plus de hujja : ni la hujja d'avoir été insouciants par rapport au monothéisme, ni celle d'avoir été éduqués par les pères dans le polycultisme.
C'est seulement le châtiment de destruction complète en ce monde que Dieu n'envoie jamais sur un peuple tant qu'il n'y a pas suscité un Messager.
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Sur le plan des hadîths, certains opposent aux ulémas du second groupe le fait que le Prophète (sur lui la paix) a dit que ses propres père et mère étaient dans le feu (cf. MF 4/324-327) :
- "عن أنس، أن رجلا قال: يا رسول الله، أين أبي؟ قال: "في النار"، فلما قفى دعاه، فقال: "إن أبي وأباك في النار" (Muslim, 203).
- "عن بريدة قال: كنا مع النبي صلى الله عليه وسلم، فنزل بنا ونحن معه قريب من ألف راكب فصلى ركعتين، ثم أقبل علينا بوجهه وعيناه تذرفان. فقام إليه عمر بن الخطاب ففداه بالأب والأم يقول: يا رسول الله ما لك؟ قال: "إني سألت ربي في استغفار لأمي، فلم يأذن لي، فدمعت عيناي رحمة لها من النار. وإني كنت نهيتكم عن ثلاث: عن زيارة القبور فزوروها لتذكركم زيارتها خيرا، ونهيتكم عن لحوم الأضاحي بعد ثلاث فكلوا وأمسكوا ما شئتم، ونهيتكم عن الأشربة في الأوعية فاشربوافي أي وعاء شئتم، ولا تشربوا مسكرا"" (Ahmad, 23003).
- "عن أبي رزين عمه، قال: قلت: يا رسول الله، أين أمي؟ قال: "أمك في النار." قال: قلت: فأين من مضى من أهلك؟ قال: "أما ترضى أن تكون أمك مع أمي" (Ahmad 16189, dha'îf).
- "عن أبي هريرة، قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "استأذنت ربي أن أستغفر لأمي فلم يأذن لي، واستأذنته أن أزور قبرها فأذن لي" (Muslim, 976) : an-Nawawî écrit en commentaire : "وفيه النهي عن الاستغفار للكفار" (Shar'h Muslim).
Cela alors même que les parents du Prophète n'avaient eu accès au message d'aucun Messager, puisque (d'après le commentaires qui considère le "mâ" comme de négation) le Coran dit des Arabes Adnanites de l'époque de Muhammad qu'il s'agissait de "قَوْمًا مَّا أُنذِرَ آبَاؤُهُمْ فَهُمْ غَافِلُونَ" : "un peuple dont les pères n'ont pas été avertis, et qui est donc insouciant" (Coran 36/6).
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– Mais à cela, la réponse possible des ulémas du second groupe est que ce verset 36/6 affirmant que les Arabes Adnanites ayant vécu avant la venue du prophète Muhammad (sur lui soit la paix) "n'avaient pas été avertis" ne signifie pas que le message d'aucun prophète ne leur était parvenu, mais qu'ils n'avaient reçu aucun prophète venu leur rappeler la véracité du message de Abraham et Ismaël (qui, lui, leur était bien parvenu à travers les âges), et c'est à cause de l'absence de rappel qu'ils étaient insouciants par rapport à Dieu et l'autre monde ; cependant, ce message était demeuré suffisamment présent dans leur culture pour qu'ils soient responsables d'y croire et de le suivre. C'est ce qui ressort du commentaire du hadîth 203 de Muslim par an-Nawawî : "وفيه أن من مات في الفترة على ما كانت عليه العرب من عبادة الأوثان فهو من أهل النار؛ وليس هذا مؤاخذة قبل بلوغ الدعوة، فإن هؤلاء كانت قد بلغتهم دعوة إبراهيم وغيره من الأنبياء - صلوات الله تعالى وسلامه عليهم" (Shar'hu Muslim).
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– Les ulémas du premier groupe peuvent eux aussi approuver cette dernière réponse, et faire valoir qu'en fait et plus précisément, le cas dans lequel les Arabes polycultistes d'avant la venue de l'islam se trouvaient est différent de celui dans lequel ceux qui sont évoqués dans cet article se trouvent.
Ceux évoqués dans cet article sont seulement les hommes à qui aucun message n'est parvenu :
----- soit parce qu'ils vivaient depuis très longtemps en autarcie complète (comme c'est le cas de certaines tribus très isolés qui vivent dans certaines îles ou certains coins reculés de jungles de la planète) et que le message d'aucun prophète ne leur est parvenu ;
----- soit parce que le message du dernier prophète à être passé chez eux s'était complètement effacé de leur mémoire (et ce, contrairement au cas des Arabes avant la venue de l'islam), et le message d'aucun autre prophète n'est arrivé jusqu'à eux.
Et les personnes étant ainsi, les ulémas du premier groupe pensent que, dans l'autre monde, elles seront châtiées pour leur idolâtrie.
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On voit que la question n'est pas tranchée.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).