Question :
Comment certains ulémas peuvent-ils dire qu'il y a des "grands" et des "petits" péchés ! Tout péché est une désobéissance à Dieu, donc tout péché est grand, et il n'y a pas de grands et petits péchés. Et puis qu'est-ce que cela entraînerait de distinguer des petits et des grands péchés.
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Réponse :
Ce que vous dites est la posture que ash-Shâtibî relate être celle de certains soufis : selon eux, quand Dieu dit de faire quelque chose, il est obligatoire de l'accomplir ; et quand il dit de s'abstenir de faire telle chose, il est interdit de la faire ; il n'existe pas de caractère intermédiaire (seulement recommandé, ou seulement déconseillé) (Al-Muwâfaqât tome 2 pp. 213 et suivantes).
Mais sinon la posture qui est juste (swawâb) est que, dans l'ensemble de ce que Dieu dit de faire, il existe bel et bien différents degrés : il s'y trouve ainsi l'obligatoire mais aussi le simplement recommandé ; et il existe aussi, dans l'ensemble de ce que Dieu a dit de ne pas faire, différents degrés : le strictement interdit, mais aussi le simplement déconseillé.
La preuve ci-après…
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A) La preuve, par deux versets coraniques, qu'il existe bien des "petits" et des "grands péchés" :
Dieu Lui-même distingue explicitement deux catégories de péchés, comme le prouvent les deux versets coraniques qui suivent…
"Si vous vous préservez des grandes choses de ce qui vous est interdit, Nous effacerons de vous vos [autres] fautes, et Nous vous ferons entrer dans un lieu honorable" : "إِن تَجْتَنِبُواْ كَبَآئِرَ مَا تُنْهَوْنَ عَنْهُ نُكَفِّرْ عَنكُمْ سَيِّئَاتِكُمْ وَنُدْخِلْكُم مُّدْخَلاً كَرِيمًا" (Coran 4/31). Le "vos fautes" désigne forcément, ici, des fautes autres que les "grandes choses de ce qui vous est interdit".
"A Dieu appartient ce qui est dans les cieux et sur la terre. Afin qu'Il rétribue ceux qui auront fait le mal par (la rétribution convenant à) ce qu'ils auront fait. Et qu'Il rétribue ceux qui auront fait le bien par la meilleure : ceux qui se préservent des grands péchés et des choses graves, sauf des lamam ; ton Seigneur est de vaste Pardon" : "وَلِلَّهِ مَا فِي السَّمَاوَاتِ وَمَا فِي الْأَرْضِ لِيَجْزِيَ الَّذِينَ أَسَاؤُوا بِمَا عَمِلُوا وَيَجْزِيَ الَّذِينَ أَحْسَنُوا بِالْحُسْنَى الَّذِينَ يَجْتَنِبُونَ كَبَائِرَ الْإِثْمِ وَالْفَوَاحِشَ إِلَّا اللَّمَمَ إِنَّ رَبَّكَ وَاسِعُ الْمَغْفِرَةِ" (Coran 53/31-32). Le terme "lamam" désigne ici :
--- soit les velléités de commettre un péché, qui n'ont pas été suivies d'un passage à l'acte (Al-Muhallâ, mas'ala n° 81) (ces velléités sont pardonnées : cliquez ici) ;
--- soit les petits péchés (Tafsîr ul-Qurtubî) ; selon ce second commentaire, le verset veut dire que "ceux qui font le bien" sont ceux qui se préservent des grands péchés, même s'il arrive parfois que par inadvertance ou par faiblesse ils commettent quelques petits péchés (nous reviendrons plus bas sur le commentaire de ce verset).
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B) La preuve, par des propos de Compagnons relatant la teneur de certaines paroles du Prophète (sur lui soit la paix), que tous les impératifs présents dans les paroles du Prophète n'induisent pas toujours une stricte obligation ou une stricte interdiction, mais parfois une simple recommandation ou un simple caractère déconseillé :
Lors du pèlerinage à la Mecque en l'an 10, voulant réformer la croyance qui avait cours jusqu'alors chez des Arabes de considérer l'accomplissement du petit pèlerinage pendant les mois du grand pèlerinage comme étant un péché, le Prophète (sur lui soit la paix) demanda à ses Compagnons, une fois qu'ils eurent accompli les rites de la circumambulation autour de la Kaaba et du parcours entre les monts Safa et Marwa, d'en faire un petit pèlerinage, et de quitter l'état de sacralisation (ihrâm). Jâbir rapporte qu'il leur dit alors : "Ahillû, wa assibû min an-nissâ'" : le premier impératif, qui signifie : "Quittez l'état de sacralisation" exprimait un ordre obligatoire. Par contre, le second ("Allez vers vos femmes"), leur déclarait seulement autorisé de faire tout ce que l'homme qui n'est pas en état de sacralisation peut faire. C'est ce que Jâbir commente ainsi juste après : "Il ne l'a pas dit de façon ferme, mais l'a déclaré licite pour eux" (al-Bukhârî 6933).
De même, Umm 'Atiyya dit : "Il nous a été défendu de suivre les convois funéraires ; (cependant) cela n'a pas été dit de façon ferme" (al-Bukhârî 1219). Ce propos exprime un impératif négatif qui a valeur seulement de karâhiyya et non de tahrîm.
Al-Bukhârî a cité ces deux relations de Compagnons sous un titre (tarjama) par lequel il veut montrer que le principe normal est :
– l'extraction d'un caractère interdit à partir de tout impératif négatif, mais qu'il existe des cas spécifiques qui font exception à ce principe normal ;
– et l'extraction d'un caractère obligatoire à partir de tout un impératif, mais qu'il existe des cas spécifiques qui font exception à ce principe normal.
Voici le titre (tarjama) que al-Bukhârî a écrit : "باب نهي النبي صلى الله عليه وسلم على التحريم إلا ما تعرف إباحته، وكذلك أمره" (Sahîh ul-Bukhârî, kitâb ul-i'tissâm bi-l-kitâb wa-s-sunna, bâb n° 27). Et on voit au travers de ces deux exemples que tous les impératifs ne traduisent pas des ordres de même force.
Par ailleurs, ash-Shâtibî ainsi que d'autres ulémas sont d'une approche plus sophistiquée que la simple considération que al-Bukhârî a ici mentionné ("illâ mâ tu'rafu ibâhatuh") : nous en avons parlé dans un autre article.
Maintenant comment expliquer rationnellement que le Messager de Dieu ait dit de ne pas faire une action, mais ait ensuite montré par sa façon de faire qu'il ne voulait pas induire une stricte interdiction (bayân li-l-jawâz) ? ou que, par raisonnement, les juristes aient déduit que le Prophète ne voulait pas induire une stricte interdiction mais quelque chose de moindre ?
C'est l'objet du point suivant...
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C) Comment expliquer rationnellement qu'une action ait fait l'objet d'une nah'y mais soit seulement déconseillée, sans être interdite ? ou qu'elle ait fait l'objet d'un amr mais soit seulement recommandée, sans être obligatoire ?
Ash-Shâtibî écrit : "Les péchés, il en est parmi eux qui sont petits et il en est qui sont grands. On sait cela [ = on comprend cela] par (la considération pour) le fait que leur occurrence est dans les "dharûriyyât", les "hâjiyyât" ou les "tahsîniyyât" :
– si (les interdits) touchent aux "dharûriyyât", alors ils constituent les plus grands des péchés graves ("a'zam ul-kabâ'ïr") ;
– s'ils touchent aux "tahsîniyyât", alors ils sont sans doute de moindre gravité ;
– et s'ils touchent aux "hâjiyyât", alors ils sont d'un degré intermédiaire entre les deux.
Ensuite chacun de ces [3] niveaux [dharûriyyât / hâjiyyât / tahsîniyyât] possède un complément ; il n'est pas possible que le complément soit du même degré que ce qu'il complète" (Al-I'tissâm 2/38).
Voilà donc l'explication rationnelle de cette différence de statuts : parmi toutes les actions que Dieu ou Son Messager ont dit de ne pas faire, il en est qui portent préjudice à l'existence même (asl), ou à la complétion minimale (al-kamâl ul-wâjib) des objectifs (maqâssid) que Dieu a pour l'homme, tandis que d'autres ne constituent qu'un manquement dans l'embellissement et la finitions (tahsîn, tazyîn) de ces objectifs (maqâssid) : les actions du premier type, il est strictement interdit de les faire ; les actions du second type sont également interdites ; par contre les actions du dernier type ne peuvent pas avoir le même statut, et il est seulement mieux de ne pas les faire.
Nous allons voir ci-après que les actions du premier type constituent les grands péchés ; et celles du dernier type sont seulement ghayr awlâ ; les petits péchés sont des actions intermédiaires.
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D) Comment reconnaît-on les péchés qui sont "grands", par rapport aux péchés qui sont "petits", si tous deux font l'objet d'impératifs, et consistent soit à ne pas faire ce qui est requis par un impératif, soit à commettre ce qui est visé par un impératif négatif ?
La définition retenue est que le grand péché (kabîra) est de délaisser ce qui est requis par un impératif dans les textes, ou de commettre ce qui est interdit par un impératif négatif dans ces textes, délaissement ou commission au sujet de quoi les textes des sources ont formulé la menace d'un châtiment particulier dans l'au-delà et/ou d'une sanction temporelle particulière [applicable en Dâr ul-islâm quand la situation voulue a été réalisée : cliquez ici et ici] ; ou au sujet de laquelle les textes ont dit de celui qui fait ainsi qu'il "n'est pas croyant" (cliquez ici) / "ne fait pas partie des nôtres" (cliquez ici, voir le point 3.2.1), ou "n'entrera pas au paradis" (cliquez ici).
Ibn Taymiyya écrit : "أمثل الأقوال في هذه المسألة القول المأثور عن ابن عباس وذكره أبو عبيد وأحمد بن حنبل وغيرهما وهو: أن الصغيرة ما دون الحدين: حد الدنيا وحد الآخرة. وهو معنى قول من قال: ما ليس فيها حد في الدنيا، وهو معنى قول القائل: كل ذنب ختم بلعنة أو غضب أو نار فهو من الكبائر. ومعنى قول القائل: وليس فيها حد في الدنيا ولا وعيد فيا لآخرة أي وعيد خاص كالوعيد بالنار والغضب واللعنة. وذلك لأن الوعيد الخاص في الآخرة كالعقوبة الخاصة في الدنيا. فكما أنه يفرق في العقوبات المشروعة للناس بين العقوبات المقدرة (...) وبين العقوبات التي ليست بمقدرة وهي التعزير، فكذلك يفرق في العقوبات التي يعزر الله بها العباد في غير أمر العباد بها بين العقوبات المقدرة كالغضب واللعنة والنار وبين العقوبات المطلقة". (Cf. MF 11/650-657.)
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Toute action au sujet de quoi il y a également un impératif dans les textes des Sources (impératif n'étant bien sûr ni mansûkh ni mu'awwal) mais qui d'une part ne relève pas de la caractéristique sus-citée, et qui, d'autre part, n'est pas non plus seulement "mak'rûh tanzîhî", cette action-là constitue un petit péché (saghîra).
On voit ici que, pour établir le caractère de l'action (est-ce un grand, ou un petit péché,ou est-ce seulement "légèrement déconseillé"), la raison doit ne pas agir seule mais se fonder sur une dialectique entre d'un côté ce qu'elle pressent du degré de nécessité qui est conféré à l'action et de l'autre la force des mots employés dans les textes. Ainsi, certes l'impératif employé à propos du fait de commencer à se vêtir en commençant du côté droit a été en général interprété comme induisant une simple recommandation, et ce par égard au fait que cela ne constitue qu'une mesure d'embellissement dans le dîn (commencer du côté gauche n'est donc que "légèrement déconseillé"). Cependant, l'impératif négatif employé à propos du fait d'utiliser sa main gauche pour manger ou boire induit quant à lui - d'après l'avis pertinent - un caractère "fortement déconseillé", vu les termes ayant été employés par le Prophète sur le sujet (cliquez ici). Attention, donc, à ne pas utiliser sa raison de façon nue.
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D) Quel caractère juridique correspond-il au "petit péché" ?
Déjà il faut savoir que, des différentes degrés existant entre les extrêmes des caractères "obligatoire" et "strictement interdit", il existe plusieurs classifications : lire notre article consacré à ces classifications.
– Le "grand péché" correspond au délaissement de ce qui est "wâjib" (de la troisième classification) ; et à la commission de ce qui est "harâm" (strictement interdit).
– Le "petit péché" correspond au délaissement de ce qui est "mandûb mu'akkad" (de la troisième classification) ; et à la commission de ce qui est "mak'rûh tahrîmî" (Radd ul-muhtâr 2/147) ; constitue donc un petit péché le fait de commettre un acte qui est classé "mak'rûh 'alâ waj'h it-ta'kîd" (d'après la seconde classification ou la troisième classification).
– Quant au caractère "mak'rûh tanzîhî", il est l'équivalent du caractère "ghayr awlâ" seulement, c'est-à-dire de ce qu'il est mieux de ne pas faire (Radd ul-muhtâr 2/404, 268). Le fait de délaisser une action "mustahabb", de même que de commettre une action qui est "mak'rûh tanzîhî / ghayr awlâ", cela demeure malgré tout "jâ'ïz".
C'est bien pourquoi il est arrivé que le Prophète ait utilisé un impératif demandant de faire telle action mais qu'il ait ensuite fait – une fois – le contraire, et ce, "bayânan li-l-jawâz", disent les ulémas, c'est-à-dire "afin de montrer le caractère autorisé du contraire" et de ramener alors l'effet de l'impératif au seul caractère "mustahabb".
Ceci est la preuve que le délaissement du "mustahabb" demeure "jâ'ïz", de même que la commission du "ghayr awlâ" : cela reste "jâ'ïz".
Cependant, il faut noter que ce que nous venons de dire concerne le fait d'accomplir l'action "ghayr awlâ" ou de ne pas faire l'action "mustahabb". Par contre, considérer (i'tiqâd) l'action "mustahabb" comme étant bel et bien, en soi, "mustahabb", et considérer l'action "mak'rûh tanzîhî / ghayr awlâ" comme étant bel et bien, en soi, "ghayr awlâ", cela est obligatoire (fardh / wâjib) (عقيدة استحبابه: واجبة). Ce principe est bien connu et a été évoqué notamment par Ibn Taymiyya et Cheikh Thânwî.
Par ailleurs, il faut aussi noter que, au sein du caractère "mak'rûh tanzîhî", il existe plusieurs degrés, chacun étant plus ou moins rapproché du caractère "mak'rûh tahrîmî" ; exactement comme, dans le caractère "mustahabb" (recommandé), il existe plusieurs degrés (Radd ul-muhtâr 2/404-405).
Est-ce que le petit péché (saghîra) correspond à ce au sujet de quoi il y a menace de "'itâb ukhrawî", reproche dans l'au-delà ?
Je penche vers cela, puisque le grand péché (kabîra) est ce au sujet de quoi il y a eu une menace de sanction dans l'au-delà ("'iqâb ukhrawî").
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G) Quelques précisions à propos des deux versets coraniques cités au point A :
G.A) Ce que Dieu a fait la promesse de pardonner, et ce que Dieu pardonne s'Il le veut, et ce qu'Il a annoncé ne pas pardonner :
Un verset du Coran dit : "Dieu ne pardonne pas qu'on Lui donne des associés (shirk), et Il pardonne ce qui est en-deçà de cela, à qui Il veut" (Coran 4/116). La première proposition de ce verset inclut, au delà du seul shirk, le kufr akbar de façon générale (Bayân ul-qur'ân). Quelqu'un pourrait croire que ce verset signifierait que Dieu ne pardonne jamais le shirk (akbar), le kufr akbar. Mais il n'en est rien, car un autre verset affirme explicitement que Dieu accepte le repentir de celui qui avait pris une autre divinité que Lui (25/68-70). Dès lors, ce verset 4/116 parle du pardon de Dieu accordé à l'homme sans qu'il se soit repenti.
Ce verset veut dire que si un homme a fait du shirk (ou, plus généralement, du kufr akbar), puis a quitté ce monde sans s'être repenti de ce shirk (ou de ce kufr akbar), Dieu ne lui pardonne pas son shirk (ou son kufr akbar). Et que par contre, si un homme était croyant (mu'min) mais avait fait des péchés et est mort avec la foi (îmân) mais sans s'être repenti de ces péchés, Dieu peut lui pardonner s'Il le veut, comme Il peut le châtier pour ces péchés.
Un autre passage du Coran dit : "Le pardon qui incombe à Dieu [= dont Dieu a fait la promesse] n'est qu'en faveur de ceux qui font le mal par bêtise puis se repentent dans un temps proche [= avant la mort]. Voilà dont Dieu accepte le repentir, et Dieu est Omniscient, Sage. Le pardon n'est pas en faveur de ceux qui font les mauvaises actions et ensuite, lorsque la mort se présente à l'un d'eux, dit : "Je me repens maintenant" ; ni pour ceux qui meurent kâfir (...)" (Coran 4/17-18). Le moment de la mort où le repentir n'est plus accepté est celui où l'homme qui est à l'agonie (yugharghir) commence à voir les choses de l'au-delà (Bayân ul-qur'ân). "Ceux qui meurent kâfir", leur kufr akbar ne leur sera pas pardonné par Dieu, comme Il l'a dit dans le verset 4/116, nous l'avons vu. Par contre, ceux qui meurent mu'min mais en ne s'étant jamais repentis de péchés qu'ils avaient commis durant leur vie, ces péchés ne leur seront-ils pas pardonnés, de sorte qu'ils doivent obligatoirement subir dans l'au-delà un châtiment temporaire pour être purifiés ?
Non, puisque, nous l'avons vu, ce que le verset 4/116 enseigne c'est que c'est le kufr akbar que Dieu ne pardonne pas sans repentir, alors que les péchés qui sont "en deça de cela", Il peut pardonner même si la personne est morte sans s'en être repentie.
En fait ce que ce verset 4/18 veut dire, c'est que la promesse de pardon que Dieu a faite à ceux qui se repentent, cette promesse-là n'est valable que pour ceux qui se repentent avant que ne vienne la mort. Quant à ceux qui attendent de parvenir à un moment où ils voient les choses de l'au-delà pour se repentir, pour eux il n'y a aucune promesse : Dieu peut, dans l'au-delà, les châtier pour ces péchés dont ils ne s'étaient pas repentis, comme Il peut les pardonner (et ce conformément à ce qu'Il a dit en 4/116).
La preuve que en 4/18 il est fait la négation non de tout pardon mais de la promesse de ce pardon, c'est qu'en 4/17 c'est la promesse de pardon qui a été évoquée : "Le pardon qui incombe à Dieu [= dont Dieu a fait la promesse]" (Coran 4/17).
Il ne faut pas faire "peu de cas" (istihqâr) des petits péchés. Car il n'est pas dit qu'ils sont systématiquement pardonnés dans l'au-delà. Si c'était le cas, Dieu n'aurait pas dit en Coran 4/31 que Sa promesse de pardon des petits péchés (si on est mort sans s'en être repenti) était conditionnée à la préservation des grands péchés. Le fait que la préservation des grands péchés soit une condition pour la promesse de l'effacement des petits, cela montre que, en cas de non-préservation des grands péchés, le croyant peut être puni pour les grands mais aussi pour les petits péchés ('iqâb ou au moins 'itâb, qui est une forme de punition) qu'il aura commis (Bayân ul-qur'ân 2/112). Nous parlons ici de la promesse divine de Pardon : c'est sa réalisation qui est conditionnée à la préservation des grands péchés. Mais au-delà de cette promesse, Dieu peut aussi pardonner les petits péchés même si on ne s'est pas préservé des grands, comme Il peut pardonner les grands péchés même si la personne est morte sans Lui demander pardon pour eux (nous l'avons vu).
En résumé...
Dieu a promis d'accorder Son Pardon à tout homme qui avant sa mort se repent de toute action que Dieu n'aime pas, qu'il s'agisse de shirk, de kufr akbar, de grand ou de petit péchés.
Quant à l'homme qui meurt sans la foi voulue (îmân), donc sans s'être repenti du kufr akbar, Dieu a annoncé ne pas lui accorder Son pardon pour le kufr akbar avec lequel il Le rencontre.
Et l'homme qui meurt avec la foi voulue (îmân) mais en ayant fait des grands péchés dont il ne s'est jamais repenti, celui-là ne bénéficie pas de la promesse de pardon de Dieu : Dieu peut lui pardonner comme Il peut lui infliger un châtiment temporaire pour les péchés avec lesquels il vient à Sa rencontre, ses grands comme ses petits péchés.
Enfin, l'homme qui meurt avec la foi voulue (îmân) et en n'ayant à son passif aucun grand péché dont il ne serait jamais repenti, mais en ayant fait des petits péchés (et qui sont restés au statut de petits péchés, nous allons y revenir) dont il ne s'est jamais repenti, il bénéficiera inshâ Allâh de la promesse de pardon que Dieu a faite en Coran 4/31.
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G.B) Quelques autres précisions :
Quand le verset 53/31 parle de "rétribution par la meilleure", accordée à "ceux qui auront fait le bien" et que le verset suivant, 53/32, définit ces humains comme étant "ceux qui se préservent des grands péchés et des choses honteuses, sauf des fautes légères", le passage ne veut pas dire que pour être rétribué pour ses bonnes actions, il aura été nécessaire de s'être préservé des grands péchés (autres que le kufr akbar). Car même les croyants qui auront fait des grands péchés et seront morts sans s'en être repentis seront rétribués pour le bien – au moins la foi – qu'ils auront fait par ailleurs. Le fait pour un croyant de faire un grand péché (autre que apostasier) ne conduit pas à l'annulation de toutes les bonnes actions qu'il avait accomplies jusqu'à présent (penser le contraire est le fait des Kharijites et Mutazilites) (par contre il est vrai que commettre un grand péché peut annuler la récompense, ou l'effet spirituel, qui avait été obtenu(e) par l'accomplissement d'une bonne action de même niveau que lui : MF 10/322, Al-Wâbil us-sayyib, pp. 30-31).
En fait, "rétribuer par la meilleure" signifie "rétribuer en leur accordant le Paradis sans passer par le Feu temporaire" : le verset veut donc dire que la promesse de cette rétribution est réservée à ceux qui se seront préservés des grands péchés (et auront fait tout ce qui était obligatoire sur eux). De même, l'autre verset, le 4/31, veut dire que ceux qui se seront préservés des grands péchés entreront dans un lieu honorable sans passer par le Feu temporaire.
Chaque fois que l'on a parlé ici de "se préserver de tous les grands péchés", il faut y ajouter aussi le fait d'accomplir toutes les œuvres obligatoires. Al-Qurtubî l'a écrit en commentaire de Coran 4/31 : " فالله تعالى يغفر الصغائر باجتناب الكبائر، لكن بضميمة أخرى إلى الاجتناب وهي إقامة الفرائض" (Tafsîr ul-Qurtubî, commentaire de Coran 4/31). (Voir aussi Bayân ul-qur'ân 2/112).
[Il faut rappeler ici que "réaliser toutes les actions obligatoires", cela n'implique pas en soi de se préserver de tous les grands péchés, puisqu'il se peut que quelqu'un accomplisse toutes les actions obligatoires (comme la prière, le jeûne, etc.) tout en se laissant aller à faire certains grands péchés.
Bien sûr, se préserver de faire une action interdite est aussi de caractère "obligatoire", mais cela ne revient pas à "accomplir une action", puisque ce qui est demandé est seulement de se préserver de cette action interdite, ce qui constitue une action de "délaissement", pour laquelle il suffit de ne pas la faire, quoi qu'on fasse d'autre (il n'y a pas obligation de se mettre à faire telle autre action particulière, mais seulement de délaisser le péché, ce qu'on peut faire en faisant n'importe quoi d'autre qui est autorisé, et même en allant dormir).
Par contre, ne pas accomplir une action obligatoire est aussi de caractère "interdit", mais ce qui est demandé est de l'accomplir, ce qui constitue une action de "mise en œuvre", pour laquelle il faut agir – il y a obligation de ne alors rien faire d'autre ; Ibn ul-Qayyim a expliqué la différence existant entre les deux dans Al-Fawâ'ïd, fâ'ïda n° 65, pp. 216-233).]
Or, étant donné qu'on n'est jamais certain d'avoir accompli ses actions obligatoires comme il se doit vis-à-vis de Dieu, on n'est jamais certain de pouvoir bénéficier du Pardon divin pour ses péchés et donc de pouvoir entrer dans le paradis sans passer par le Feu temporaire (Bayân ul-qur'ân 2/112). Le Prophète a dit : "Si Dieu châtiait ceux qui habitent les cieux et ceux qui habitent la terre, il les châtierait sans que ce soit injustice de Sa part. Et s'Il leur faisait miséricorde, le fait qu'Il leur fasse miséricorde serait meilleur pour eux que les (bonnes) actions qu'ils ont faites" (Abû Dâoûd) : il ne s'agit pas, ici, comme le pensaient les Jahmites, d'un châtiment de Dieu sans aucune action de la part des créatures, mais d'un châtiment pour cause de manquement dans la qualité des bonnes actions accomplies (lire notre article au sujet de ce hadîth).
Plus encore, on n'est jamais certain de pouvoir mourir avec la foi : il s'agit donc de toujours veiller à sa foi, et de toujours veiller à faire les bonnes œuvres et à se préserver des mauvaises.
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G.C) Une autorisation, donnée par Dieu, de faire les petits péchés ?
Quand Dieu dit, en Coran 53/32 : "ceux qui se préservent des grands péchés et des choses graves, sauf des fautes légères", Il ne donne pas l'autorisation de commettre ces fautes légères ou petits péchés.
Il ne veut pas dire : "pour les petits péchés, ils peuvent se laisser aller".
Cela d'autant plus que le fait de commettre le même petit péché (saghîra) de façon répétée, sans s'en repentir, en fait un grand péché (kabîra), donc ce qui entraîne menace de sanction dans l'au-delà. Ibn Abbâs a formulé cela ainsi : "لا صغيرة مع الإصرار؛ ولا كبيرة مع الاستغفار" (Tafsîr ut-Tabarî, Tafsîr Ibn Abî Hâtim).
Il veut dire que bénéficient de l'appellation "ceux qui font le bien" (alladhîna ahsanû) : ceux qui se préservent de commettre les actions interdites et qui accomplissent les œuvres obligatoires ; et que si par faiblesse passagère ou par oubli de leurs devoirs ces gens ont commis ici et là des petits péchés et ne s'en sont pas repentis, ils bénéficient quand même de l'appellation "ceux qui auront fait le bien".
(Car ceux qui ont commis des grands péchés et ne s'en sont pas repentis, ceux-là ne bénéficient pas de l'appellation "ceux qui ont fait le bien", mais relèvent de "ceux qui ont mélangé bonne et mauvaise actions" – "خَلَطُواْ عَمَلاً صَالِحًا وَآخَرَ سَيِّئًا".)
Le fait est qu'il est nécessaire de se préserver des petits péchés aussi, mais la faiblesse de la nature humaine fait que parfois on en commet un sans même s'en rendre compte : Dieu dit alors que si on se préserve des grands péchés – ceux-ci ne pouvant, pour leur part, être commis sans qu'on s'en rend compte – (ou si on se repent immédiatement d'un grand péché commis), Il promet d'effacer ceux des petits péchés auxquels on aura pu se laisser aller par faiblesse passagère, même si on ne s'en sera pas repenti. Par ailleurs, il est bien connu que faire continuellement le même petit péché le transforme en grand péché (ce principe est bien connu) : le verset parle donc bien des petits péchés faits par inadvertance, et non de petits péchés faits à répétition par laisser-aller ; au sujet de ces derniers, nous allons d'ailleurs voir ci-après un propos de Anas ibn Mâlik (que Dieu l'agrée)...
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H) Un hadîth du Prophète (que Dieu le bénisse et le salue) :
Le Prophète a dit : "Préservez-vous des sept destructeurs."
Quelqu'un demanda : "Que sont-ils, ô Messager de Dieu ?"
Il répondit :
"– Associer quelque chose à Dieu ;
– pratiquer la sorcellerie ;
– tuer l'âme que Dieu a rendu sacrée sauf en droit ;
– manger l'intérêt ;
– manger le bien de l'orphelin ;
– tourner le dos le jour de la rencontre [cliquez ici] ;
– calomnier des femmes chastes, insouciantes et croyantes" (al-Bukhârî et Muslim).
Le plus grand des péchés, dans la morale musulmane, est en effet le fait de diviniser un autre que Dieu. Ce péché-là, de même que celui de ne pas reconnaître le messager de Dieu dont c'est l'époque, constituent du kufr akbar. Les autres grands péchés ne constituent pas, eux, du kufr akbar (tant qu'on reconnaît bien que ce sont des péchés).
Un homme demanda : "Messager de Dieu, quel péché est plus grand auprès de Dieu ? – C'est que tu invoques un associé à Dieu, alors que c'est Lui qui t'a créé. – Puis, lequel est-ce ? – Que tu tues ton enfant par crainte que tu aies à le faire manger avec toi. – Puis, lequel est-ce ? – Que tu aies des relations intimes avec l'épouse de ton voisin" (al-Bukhârî et Muslim).
Il y a ensuite différents degrés dans l'ensemble "shirk akbar" : l'athéisme est encore plus accentué que le polycultisme, comme l'a écrit Ibn Taymiyya ; et le polycultisme où l'homme considère d'autres êtres comme étant des divinités de même niveau que Dieu est encore plus accentué que l'hénothéisme, où l'homme reconnaît Dieu comme la divinité suprême, mais divinise d'autres que Lui aussi.
Dans l'ensemble des grands péchés qui ne constituent pas du kufr akbar, il existe aussi différents degrés de gravité : ainsi, souligne Ibn Taymiyya, avoir une fois des relations intimes hors mariage, et boire une fois de l'alcool, sont tous deux des grands péchés ; le premier est cependant encore plus grave que le second (MF 11/659).
Enfin, la même action constituant un grand péché peut revêtir des degrés de gravité plus grands selon les circonstances aggravantes du péché.
Ainsi, avoir des relations intimes consenties hors mariage est un grand péché ; mais imposer à une femme des relations pareilles (soit un viol) est plus grave encore (cliquez ici).
De même, avoir des relations intimes consenties hors mariage est grave, car constituant un grand péché. Mais avoir de telles relations avec une femme mariée, qu'on a séduite, est plus grave encore que le faire avec une femme non mariée, car bafouant le droit de Dieu mais aussi le droit de l'époux de la femme (haqq uz-zawj). Et avoir des relations intimes avec l'épouse du voisin est encore plus grave, car bafouant le droit de Dieu, le droit d'un époux et en plus le droit d'un voisin (haqq ul-jâr, à propos duquel Dieu et Son Messager ont particulièrement insisté). Le Prophète a même dit qu'avoir des relations intimes avec la femme du voisin est plus de dix fois plus grave qu'avoir des relations intimes hors mariage avec une autre femme (le texte de ce hadîth est visible dans FB 8/627, et a été authentifié dans Silsilat ul-ahâdîth is-sahîha).
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I) Un mot supplémentaire :
Quand on veut soi-même progresser dans l'islam et quand on veut que ceux qui nous côtoient progressent, il est nécessaire de tenir compte de la progressivité, et donc des priorités ; ceci revient à dire qu'il faut donner à chaque enseignement la place que les sources elles-mêmes lui ont donnée.
Ainsi, en islam les croyances et la spiritualité sont fondatrices par rapport aux actes (cliquez ici).
Parmi les actes, ce qui est obligatoire est prioritaire par rapport à ce qui est fortement recommandé, lui-même étant prioritaire par rapport à ce qui seulement conseillé. De même, se préserver de ce qui constitue un grand péché (kabîra) est prioritaire par rapport à cesser de faire ce qui constitue un petit péché (saghîra), ceci étant lui-même prioritaire par rapport à ce qui n'est que légèrement déconseillé.
Toujours parmi les actes, le caractère d'un acte qui est obligatoire (ou interdit) de façon qat'î a plus de force que celui d'un acte dont le caractère fait l'objet d'une divergence d'avis ("obligatoire" / "seulement recommandé") ("interdit" / "seulement déconseillé") avec détermination de la vérité n'étant possible que de façon zannî.
C'est pourquoi al-Marghînânî a écrit d'une part que jouer aux échecs est interdit – c'est l'avis hanafite, cliquez ici (Al-Hidâya 2/459) ; mais d'autre part que le témoignage de celui qui y joue sera quand même accepté, vu qu'"il y a sur le sujet latitude à ijtihâd" (Al-Hidâya 2/146).
C'est encore pourquoi il a écrit qu'il est obligatoire pour l'homme de se couvrir, devant toute personne (sauf son épouse), les cuisses et les genoux ; pourtant, ajoute-t-il, "la règle de 'awra est plus légère à propos du genou qu'à propos de la cuisse ; et elle est plus légère à propos de la cuisse qu'à propos de la partie intime" : Al-Hidâya 2/444 ; en note de bas de page, on lit que ceci est dû au fait que "le caractère interdit de (découvrir les) parties intimes fait l'objet du consensus, tandis qu'il y a divergence à propos du reste" (note de bas de page sur Al-Hidâya 2/444).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).