On compare parfois l'attitude des populations majoritairement musulmanes d'aujourd'hui quant à leur référence à l'islam, avec l'attitude qui était celle des populations chrétiennes en Europe occidentale avant la révolution française et les bouleversements des 19eme et 20eme siècle, voire au Moyen-Age. Et on se demande ce que les pays musulmans attendent pour, eux aussi, délaisser le religieux dans la vie quotidienne. Mais le religieux tel qu'il s'est actualisé en Occident et le religieux tel qu'il s'est actualisé en terre d'Islam sont-ils la même chose ?
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1) Le fait religieux qu'a connu l'Occident : cadre et spécificités :
Les premiers temps :
Après le départ du Messie Jésus fils de Marie, les Apôtres – qui sont ses plus grands compagnons – diffusent le message qu'ils ont appris de leur Maître : ils propagent la bonne nouvelle laissée par le Messie. Tout en ayant apporté des modifications à certaines règles, Jésus avait dit n'être pas venu abroger la Loi, et ses Apôtres respectent donc les principales interdictions et obligations de la loi mosaïque tout en tenant compte des réformes du Messie. Ils n'oublient pas non plus les rappels répétés de leur Maître à propos de la nécessité de la purification du cœur et de la bonté vis-à-vis des humains en général, fussent-ils non-juifs. La région où vivent les Apôtres fait partie de l'Empire romain, qui s'étend sur une bonne partie du pourtour méditerrannéen.
A un moment donné, Saül – qui avait jusqu'alors été un persécuteur acharné de ceux qui se convertissaient au nouveau message – va rencontrer les Apôtres et leur dit avoir été touché par la grâce sur le chemin de Damas. Il se convertit donc au message. Saül sera bientôt connu sous le nom de Paul de Tarse. Pendant les années qui suivent, Paul fait une nouvelle lecture de la mission de Jésus : il dit que Jésus a été sacrifié par Dieu sur la croix afin que cela constitue – pour tous ceux qui y apporteront foi – la rédemption du péché originel commis par Adam ; il enseigne également que ce sacrifice a entraîné l'abrogation complète et définitive de toute nécessité de suivre la loi mosaïque.
Au sein de ceux qui ont foi en la mission de Jésus, deux courants se dessinent bientôt : celui de Jacques et des Apôtres, et celui de Paul. Alors même que la foi en la mission de Jésus se répand peu à peu dans l'Empire et le déborde jusqu'aux régions alentour, chez ceux qui croient en la mission de Jésus c'est, dans un premier temps, ce que professent et pratiquent les Apôtres qui reste dominant. Mais la révolte juive de 70 va inverser les choses : les juifs étant discrédités dans tout l'Empire romain, ceux qui se réclament du message de Jésus sont amenés à se désolidariser d'eux ; le christianisme paulinien – dont les croyances et la pratique sont plus éloignés du judaïsme que ne le sont celles laissées par les Apôtres – commence alors à émerger. Il prendra tout à fait le dessus après la dernière révolte juive, en 135. Lire notre article consacré à ce sujet.
Sur un autre plan, l'organisation initiale de la Communauté ("assemblée", "ecclesia", terme qui va donner "église") attribue la primauté aux cinq patriarcats de Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Les communautés situées à l'extérieur de l'Empire romain ont le droit de se constituer de façon autonome : ainsi naîtront les Eglises arménienne, géorgienne, perse. Jérusalem perd rapidement de son importance face aux quatre autres patriarcats. Ces congrégations du début de l'ère chrétienne prennent leurs décisions en matière de doctrine ou de liturgie à l'issue de débats locaux.
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Persécutions, puis reconnaissance officielle, et conciles :
Très rapidement, ceux qui se disent croyants en la mission de Jésus deviennent persécutés dans l'Empire romain, et ce malgré quelques périodes de tolérance relative ; de nombreuses personnes vont ainsi être martyrisées. Tout change véritablement en 313, avec la conversion de l'empereur Constantin.
Bientôt, en 380, avec l'empereur Théodose, le christianisme devient la religion officielle de l'empire romain.
Constantin l'empereur soutient le christianisme et exerce aussi une emprise sur l'Eglise. Or ce IVème siècle est – comme le sera le Vème siècle – une période de profondes controverses théologiques : Comment concilier le fait que Jésus soit un humain avec la croyance selon laquelle Jésus possède un caractère divin ? Comment concilier la divinité de Jésus avec le monothéisme dont celui-ci se réclamait explicitement ?
Les rivalités déjà présentes entre les patriarcats d'Alexandrie, d'Antioche et de Constantinople pour des motifs stratégiques – on reproche au dernier d'être lié à l'empereur et de vouloir imposer son hégémonie – se doublent dès lors de rivalités par rapport à ces points de doctrine.
Constantin, qui se dit l'égal des Apôtres, prend le premier l'initiative de résoudre les controverses théologiques : le christianisme devant être le ciment des populations de l'empire, l'empereur désire unifier son empire ; il réunit donc un concile à Nicée, près de sa ville Constantinople, pour mettre fin aux controverses théologiques. A l'issue de ce concile (325) il est décidé que l'avis correct ("orthodoxe", au sens premier du terme) est que Jésus est consubstantiel à Dieu ; Arius, qui soutenait que Jésus avait été créé, est déclaré hérétique.
A la faveur d'un autre concile marquant, celui de Chalcédoine (451), la conclusion est que Jésus est une seule personne en qui coexistent deux natures, l'une humaine l'autre divine : Jésus est consubstantiel à la fois à Dieu et aux hommes. Cette conclusion est acceptée par Rome, Constantinople et l'Eglise géorgienne. De même, en Egypte et en Syrie, les "Grecs" – les citadins hellénisés – se rallient à la décision du concile, alors que les autochtones la refusent : ainsi se formeront les Eglises monophysites : copte, syrienne jacobite, arménienne, et d'Ethiopie. Quant aux chrétiens de l'Empire perse, ils deviendront nestoriens, et le nestorianisme se diffusera ensuite jusqu'en Inde, au Tibet, en Mongolie, en Chine.
Le dogme de la Trinité sera fixé lui aussi au cours de ce type de conciles : Dieu est unique mais Il est Un en trois : il y a trois hypostases qui sont distinctes mais qui forment un seul Etre unique.
En sus des Conciles, les Pères de l'Eglise jouent un rôle important en tentant d'apporter, par le recours aux concepts de la philosophie grecque, des éléments d'explication aux concepts du Péché originel, de la Rédemption, de la Trinité, de la transsubstantiation, c'est-à-dire la transformation de l'hostie en chair et sang du Christ.
D'un autre côté, avec l'installation de l'empereur Constantin dans sa capitale de Constantinople, une très nette distinction se dessine, dans l'empire romain d'Occident, entre la Constantinople impériale – donc le pouvoir temporel, aux mains de l'empereur – et la Rome céleste – donc le pouvoir religieux, aux mains de l'évêque de Rome. Par ailleurs, les autorités religieuses de Rome affirment posséder une prééminence par rapport à celles des autres cités, car relevant d'une institution fondée par l'apôtre Pierre, dont Jésus avait dit qu'il était la pierre sur laquelle il bâtirait sa communauté : elle se veut donc catholique (= universelle). En 451, Léon I, évêque de Rome, se déclare chef suprême de l'Eglise, mais le concile de Chalcédoine décide que l'autorité doit être partagée entre Rome et Constantinople. Le temps ne fera cependant que creuser le fossé entre ces deux pôles, et l'évêque de Rome prendra peu à peu la place du pape infaillible dans ses avis relatifs aux croyances et aux mœurs.
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Déplacement du centre de gravité du christianisme :
Tandis que l'empire romain d'Orient continue d'exister, en 476 l'empire romain d'Occident s'effondre sous les coups des Francs (une peuplade germanique qui envahit toute la région), dont beaucoup se réclament du christianisme arien, celui-là même qui a été classé hérétique au Concile de Nicée en 325.
L'Eglise catholique romaine se retrouve alors sans protection, mais elle est la seule institution d'Europe occidentale encore debout. Elle et un des rois francs, Clovis, décident alors de s'allier : à Reims, en 496, l'évêque Rémi baptise Clovis, ce dernier se convertit ainsi au christianisme catholique puis se pose en défenseur de l'Eglise catholique face aux hérétiques. Il reçoit bientôt le titre de Patrice de la part de l'empereur romain d'Orient (à Constantinople). Et de fait, à la mort de Clovis, le territoire de la Gaule est presque reconstitué.
L'Eglise va jouer son rôle dans la christianisation des mœurs des Francs. Avec le mélange des populations gallo-romaine et franque, on assiste à un brassage des deux cultures. Le nouvel ordre social qui se met lentement en place va constituer le fondement de la féodalité. Les propriétaires terriens gallo-romains vont s'allier avec une élite militaire franque : le tout donnera plus tard les chevaliers, la noblesse.
Au cours du VIIe siècle, alors que l'empire byzantin est en net recul face à l'avancée musulmane, Rome, sous l'impulsion du pape Grégoire I, se lance à la conquête des terres d'Europe occidentale. C'est Rome qui, dans les faits, portera désormais le flambeau de la chrétienté.
En 754, dans la tradition du baptême de Clovis, Pépin le Bref se fait couronner, cette fois par le Pape en personne : c'est par le moyen de l'institution religieuse que le pouvoir temporel acquiert ainsi légitimité et reconnaissance dans la société. La cérémonie du sacre est née : elle donnera naissance peu à peu à la monarchie de droit divin (et elle se poursuivra jusqu'en 1824, avec Charles X).
En l'an 800, le Pape couronne Charlemagne empereur d'Occident : celui-ci est perçu comme le continuateur des Césars romains et est à la tête de ce qui sera appelé plus tard le Saint Empire Romain Germanique. (La partie qui deviendra plus tard la France s'en détache cependant très rapidement.)
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Le clergé catholique et sa présence dans la société :
La religion catholique imprègne alors toute la vie et toute la société de l'Europe occidentale.
L'Eglise est donc très présente.
Elle s'occupe d'adoucir les mœurs des gens, de calmer leur ardeur guerrière, et d'aider pauvres et malades.
Mais deux problèmes la guettent : elle devient très riche – le plus grand propriétaire terrien d'Europe – et elle refuse toute interprétation autre que la sienne.
Au XIIeme siècle, Pierre Waldo, après s'être fait traduire la Bible et l'avoir étudié, crée le mouvement prédicateur des Vaudois : il ne croit pas en la prêtrise, en les indulgences – des rémissions de péchés en échange d'une participation financière à l'Eglise – et en la transsubstantiation.
Un autre mouvement naît au cours de ce même XIIème siècle, celui des Cathares ; ceux-là ne croient pas en la Trinité, en le péché originel, en la transsubstantiation.
Les deux mouvements se répandent.
L'Eglise réagit en interdisant, en 1229, aux laïques la possession de la Bible et en mettant en place, à partir de 1233, l'Inquisition : il s'agit d'un tribunal destiné à juguler l'hérésie et qui questionne, juge et condamne ; mais, détentrice du pouvoir purement religieux, l'Eglise laisse aux princes – le bras séculier – la charge d'exécuter la sentence.
Au XIVe siècle, John Wycliffe, prêtre catholique anglais, prêche contre les taxes papales, contre la transsubstantiation, contre la confession. Il sera condamné par l'Eglise après sa mort. Jean Hus, ayant dénoncé la trop grande richesse de l'Eglise par rapport à l'idéal de Jésus, certaines de ses positions théologiques ou sa confiscation de l'interprétation des textes bibliques, est condamné par l'Eglise ; ayant refusé de se rétracter, il meurt sur le bûcher.
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La Renaissance et la Réforme :
Dans la deuxième moitié du XVème siècle, avec la redécouverte des textes grecs naît en Italie du nord le mouvement de la Renaissance, qui essaime bientôt dans toute l'Europe occidentale ; on assiste à l'émergence de nouvelles valeurs résumées en un mot : l'humanisme, où l'accent est mis sur l'homme. Erasme écrit qu'on se "ressaisit comme si [on] se réveillait d'un long sommeil". La Renaissance durera jusqu'à la fin du XVIème siècle.
Lors de la Renaissance apparaissent, à partir du legs de l'Antiquité grecque, les idées suivantes :
– une nouvelle conception de l'homme : alors qu'au Moyen Age tout partait du divin et qu'on présentait l'homme surtout comme un pécheur de naissance, on veut maintenant partir de l'homme, qui est considéré comme digne et précieux : Pic de la Mirandole rédige son Discours sur la dignité de l'homme ;
– une nouvelle conception du monde et de la vie terrestre : alors qu'au Moyen Age on considérait la vie sur terre comme un simple passage vers celle de l'Au-delà, on insiste désormais sur le bien-fondé des plaisirs de la vie et sur l'importance d'y prendre part ;
– une curiosité sans limites et une soif de connaissances : la volonté de contourner les intermédiaires commerçants, alliée au perfectionnement de la boussole pousse les Européens à se lancer dans une série de voyages qui les conduira à établir des comptoirs un peu partout dans le monde ; avec la poudre, ils auront tôt fait d'imposer leur suprématie ; avec l'imprimerie, les idées humanistes seront diffusées rapidement ;
– une nouvelle méthode scientifique : alors qu'au Moyen Age on répétait surtout les conceptions dont on avait hérité par tradition, l'accent est désormais mis sur la nécessité de la vérification par l'observation et l'expérimentation : c'est la méthode empirique.
La période de la Renaissance coïncide avec celle de la Réforme chrétienne. Dès le XVème siècle, Savonarole dénonce certains aspects de l'Eglise et de l'Etat ; excommunié, il est bientôt arrêté puis pendu. En 1517, c'est Luther qui se lève et conteste la possibilité, pour le pape, d'accorder des indulgences. Le bras de fer engagé entre lui et l'Eglise catholique l'amène à durcir ses positions : il nie bientôt la nécessité pour le chrétien de passer par l'Eglise dans sa relation avec Dieu ; enfin il veut revenir aux Ecritures et non à la tradition mise en place par les papes catholiques au cours des siècles, et il ramène le nombre de sacrements de sept dans la tradition catholique à deux. Quelques années plus tard apparaît Calvin, qui milite pour des idées très voisines. Les deux hommes mettent l'accent sur la foi plus que sur les œuvres.
Face aux différents appels de retour aux Ecritures, face également aux idées humanistes résolument positives quant à la vision de l'homme et du monde, il aurait peut-être été possible d'assister à un retour aux sources vives du message de Jésus, puis à une réforme de la façon dont on avait considéré certains passages de ces sources, enfin à une orientation des nouvelles découvertes scientifiques et une modération des idées humanistes par leur intégration aux enseignements de ces sources. Si cela avait eu lieu, le cours des choses aurait été différent et la division aurait été évitée. Mais, tout au contraire, le clergé catholique va se mettre à dénoncer et à combattre de nombreuses idées des protestants et des humanistes. Certes, au cours du XVIeme siècle, il interdit la vente des indulgences. Mais au cours de ce même siècle il met aussi en place le Saint-Office (en 1542), destiné à juger les "hérétiques" ; il institue également l'Index, la liste des ouvrages interdits de lecture au chrétien. Et en 1533, au cours du Concile de Trente – un temps appelé la "contre-réforme" –, il réaffirme vigoureusement tout ce que les protestants contestent : l'institution de l'Eglise est nécessaire pour le salut de l'homme ; il y a bien sept sacrements ; etc.
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Les temps modernes et les Lumières :
La fin du XVIe et la première moitié du XVIIème siècle voient d'atroces guerres de religion éclater entre catholiques et protestants en France et en Allemagne. L'idée fera ainsi son chemin que l'existence d'une religion officielle dans un pays ne peut y permettre le libre exercice de plusieurs religions.
De plus, alors que le XVIIème siècle occupe une grande place dans l'histoire des sciences, un événement y survient qui sera rapidement perçu par de nombreux scientifiques comme le symbole de l'opposition de l'Eglise à la recherche scientifique ; il s'agit du procès de Galilée, en 1633 : l'astronome a repris l'idée héliocentrique de Copernic (dont l'ouvrage avait été mis à l'Index) ; il a donné préférence, dans un livre lisible par le grand public, à ce qui n'est alors encore qu'une théorie (c'est la terre qui tourne autour du soleil) sur l'idée qu'a toujours enseigné l'Eglise (le soleil tourne autour de la terre). Il sera condamné par le tribunal catholique à l'emprisonnement (la peine sera commuée en assignation à résidence) et devra abjurer ses idées devant le tribunal religieux.
Avec le mouvement des Lumières, qui, par le biais de Voltaire, Diderot, Montesquieu et Rousseau, apparaît en France au XVIIIème siècle avant d'essaimer dans différentes régions d'Europe occidentale, c'est l'exaltation de la raison autonome par rapport à la foi chrétienne. Voltaire sera sans doute celui dont la plume est la plus acerbe : avec son scepticisme tout empreint d'ironie, il milite ouvertement pour que la raison, source des lumières de la vérité, s'affranchisse de la religion. "Ecrasons l'infâme", écrit-il.
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Révolutions et mutations de la société :
Les années de la Révolution française vont bouleverser l'ordre établi : non seulement elles mettent fin à l'existence des trois ordres de l'Ancien régime, mais de plus les biens de l'Eglise sont nationalisés, le culte de la déesse Raison est célébré à Paris et le calendrier chrétien est abandonné. L'Eglise soutient l'Autriche dans son combat contre cette Révolution. Les choses se calment avec Napoléon, qui fait cesser les excès, mais le catholicisme n'est plus religion d'Etat en France : il est désormais seulement "religion de la majorité des français". Avec la conquête d'une grande partie du Vieux Continent par Bonaparte, les nouvelles idées sont rapidement propagées.
Le XIXe siècle verra les sociétés être totalement transformées, avec l'expression, un peu partout en Europe occidentale, de sentiments nationalistes, les progrès de la science, la naissance des industries et le déracinement des paysans devenus ouvriers dans les villes. Les mutations économiques jettent des milliers d'ouvriers dans les banlieues industrielles ; de nombreux parmi eux, dans le but de trouver une amélioration à leurs conditions de vie, se tournent désormais vers de nouvelles idées telles que le socialisme, le communisme. A mesure que s'écoule ce siècle en Occident, les critiques se font plus hardies envers le christianisme, voire la religion en général : au nom de la raison, de la science et du progrès, des philosophes et des scientifiques mettent à mal les dogmes religieux. Les républicains français restent hostiles aux congrégations religieuses, qu'ils perçoivent comme la tête de pont de la Rome religieuse en France. Vers la fin du XIXe siècle, toutefois, le Pape demande aux catholiques français d'accepter la République.
Malgré tout, en 1905, la France va au bout du processus : la séparation entre Eglise et société civile est proclamée : la République française ne reconnaît ni ne salarie aucun culte ; la religion est désormais une affaire privée.
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Ouverture de l'Eglise catholique sur le monde moderne :
C'est au XXe siècle qu'ont lieu les ouvertures les plus significatives de l'Eglise vis-à-vis du monde moderne.
Au cours d'un grand concile, Vatican II, qui dure de 1962 à 1965, l'Eglise fait peau neuve : elle réforme certaines de ses pratiques, notamment la messe, qui désormais ne sera plus faite en latin mais dans la langue du pays ; elle tente un rapprochement avec les autres composants de la famille chrétienne désunie : protestants, orthodoxes et même églises pré-chalcédoniennes ; elle ose une ouverture vers le judaïsme et l'islam ; elle réaffirme qu'elle sera toujours, aujourd'hui dans le monde moderne comme hier dans la société féodale, du côté des pauvres.
Avec Jean-Paul II, l'Eglise reconnaît publiquement avoir mal agi de par le passé : elle demande pardon pour l'antijudaïsme, les croisades, la traite des noirs. Galilée est réhabilité en 1992. L'Eglise encourage les scientifiques de toutes les confessions à débattre au sein de son Académie Pontificale des Sciences, à Rome. L'Eglise a désormais énormément changé.
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2) Différences par rapport à l'Islam :
On peut dégager trois grandes différences entre d'une part les enseignements et l'histoire de l'Islam et d'autre part les spécificités du religieux et son histoire en Occident.
A) Les éléments mêmes de la foi :
La foi chrétienne, telle que Paul en a jeté les bases puis telle que les Conciles et les Pères de l'Eglise l'ont définie, recèle quelques spécificités. Elle demande ainsi de croire en la Rédemption, et implique donc, par voie d'incidence, de croire en le péché originel : l'homme qui embrasse le christianisme paulinien adopte la croyance selon laquelle il bénéficie du sacrifice de Jésus, mais adopte aussi et simultanément la croyance qu'il est né pécheur. Le corps est également marqué négativement, perçu comme un facteur qui contrarie le cheminement de l'âme. Enfin l'idée est très présente dans le christianisme que la foi est une dimension de grâce radicalement différente de la dimension de la raison : la foi chrétienne demande de regarder comme vraies non pas seulement des choses qui sont au-delà de ce que la seule raison pouvait trouver d'elle-même mais aussi des choses qui sont contraires à la raison, telles que le mystère de la trinité ; d'autres éléments ne sont pas contraires à la raison mais sont très difficiles à comprendre : ainsi en est-il de la transsubstantiation, doctrine qui enseigne qu'à chaque cérémonie de l'Eucharistie, le corps et le pain consacrés se transforment réellement en le corps et le sang de Jésus. L'acceptation complète de la foi entraîne donc une tension permanente avec la raison, laquelle tension crée une sorte de tentation d'abandonner la foi ; et c'est le fait de résister à cette tentation qui donne à son tour toute sa valeur au fait de rester attaché à cette foi. C'est dans ce sens que se comprend la parole "Credo quia absurdum".
Ces 3 spécificités engendrent naturellement des tensions : entre la foi et la raison, entre l'idée de la culpabilité innée de l'homme et celle de sa dignité, entre l'idée du marquage négatif du corps et de la vie terrestre et celle du bien-fondé de jouir des plaisirs de l'existence.
En Islam, les choses sont différentes : Leopold Weiss (Muhammad Asad) nota à propos des musulmans qu'"aucune exigence ne leur avait été posée de croire en des dogmes de compréhension impossible ou même difficile" (d'après Le chemin de la Mecque, p. 177) puisque, dans le Coran, "Dieu ne demandait pas à l'homme une servilité aveugle mais faisait plutôt appel à son intellect" (Ibid., p. 275). D'un autre côté, en Islam il n'y a pas de péché originel et le corps et la vie terrestre ne sont non plus marqués négativement. Leopold Weiss écrit : "Aucun péché originel ou hérité ne s'interposait entre l'homme et sa destinée, car "rien ne sera attribué à l'homme sauf ce à quoi il s'est lui-même efforcé"" (Ibid., p. 121). "…l'islam, seul parmi les grandes religions, regarde l'âme comme un aspect de sa "personnalité" et non comme un fait indépendant disposant de son propre droit. (…) Les besoins physiques sont partie intégrante de cette nature et ne sont pas le résultat d'un "péché originel", conception étrangère à l'éthique de l'islam" ils sont des forces positives, données par Dieu, et doivent être acceptés et utilisés à bon escient en tant que tels. Dès lors le problème se posant à l'homme est non pas de savoir comment abolir les exigences de son corps mais bien plutôt de les coordonner avec les exigences de son âme, de manière à mener une vie de plénitude et de justice. La racine de cette affirmation presque moniste de la vie se trouve dans l'idée islamique que la nature humaine est bonne en son essence" (Ibid., p. 138). "Un musulman n'entre pas en conflit avec les exigences de la vie spirituelle s'il prend plaisir aux belles choses du monde matériel, car, d'après le Prophète, Dieu aime voir sur Ses serviteurs l'effet de Sa bonté" (Ibid., p. 178).
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B) L'existence ou non d'une institution religieuse :
Dans le catholicisme, le "religieux" est représenté par les clercs, par l'intermédiaire de qui les laïques doivent passer pour les sacrements et grâce à qui la cérémonie du sacre des dirigeants était possible. De plus, du fait de l'absence d'une Loi détaillée – celle-ci ayant été supprimée par Paul –, les clercs doivent légiférer à partir uniquement de grands principes moraux, présents dans les Ecritures ; or ces clercs sont organisés en structure hiérarchique, et le pape d'une part, les évêques rassemblés en conciles œcuméniques d'autre part, sont considérés infaillibles quant à leurs avis concernant la foi et les mœurs et prononcés solennellement. Enfin, l'institution cléricale catholique romaine, se présentant comme successeur de l'apôtre Pierre, a pour vocation de diriger toute l'Eglise (contrairement au monde orthodoxe, où il y a une pluralité d'églises orthodoxes, dont chaque patriarche a un rôle national ou régional).
En Islam, il n'y a pas de sacrement ni de sacre administrés par des hommes représentant le religieux par rapport aux autres hommes "civils", pour la simple raison que chaque musulman est à la fois civil et religieux et que la présence du sacré se fait par l'intermédiaire de son cœur et non d'une institution humaine particulière. Leopold Weiss écrit de l'islam qu'il "s'appuie sur l'idée qu'aucun intermédiaire n'est nécessaire ni même possible entre l'homme et Dieu. L'absence de toute classe sacerdotale, de clergé ou même de toute "église" organisée donne à chaque musulmane le sentiment de véritablement participer, et non seulement d'assister, à un acte commun d'adoration lorsqu'il prie en assemblée. Aucun sacrement n'existant dans l'islam, chaque musulman adulte et sain d'esprit peut s'acquitter de toute fonction religieuse, qu'il s'agisse de diriger la prière commune, d'accomplir une cérémonie de mariage ou de présider un enterrement. Le service de Dieu n'exige aucune "ordination". Les enseignants religieux et les dirigeants de la communauté musulmane sont de simples citoyens bénéficiant d'une réputation de savoir en théologie et en loi religieuse" (Op. cit,, p. 198).
Il y a les ulémas, qui sont les docteurs de la loi, les spécialistes en sciences des textes, mais tous les ulémas ont toujours rappelé qu'ils étaient faillibles dans leurs avis personnels et que seul le Prophète était infaillible dans ses avis. Le pluralisme d'interprétations a été reconnu comme un fait humain par le Prophète lui-même.
De plus les ulémas ne sont pas organisés en "pyramide" mais "en réseau" : la prévisibilité du pluralisme d'interprétations, alliée à la reconnaissance de la faillibilité de chacun, vont de pair avec les possibilités de discussion et de critique constructive. Quant au calife, il n'est que le dirigeant de l'ensemble des terres musulmanes.
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C) Les relations avec la science, les minorités religieuses et les coreligionnaires "déviants" :
Au nom de la religion l'Eglise s'était opposée dans le passé à la diffusion de toute idée – fondée sur la recherche scientifique ou sur une relecture du texte biblique – pouvant remettre en question les éléments doctrinaux qu'elle enseignait, et elle le fit non pas seulement par des discussions argumentées mais par des jugements d'inquisition à la scénographie spécialement étudiée pour marquer les foules par la terreur : processions, coups de fouet, bûcher, etc. (voir Science et vie junior, Dossier hors série sur l'Eglise, p. 88). L'antijudaïsme, les croisades contre les infidèles, le massacre des Cathares, sont des souvenirs de triste mémoire. Les choses ont, du côté de l'Eglise, bien sûr beaucoup changé aujourd'hui, mais le souvenir est resté.
Il ne s'agit pas d'idéaliser l'histoire de l'Islam : il y a bien eu, ici aussi, des jugements pour punir des idées et des peines appliquées injustement à des innocents. Qui pourrait le nier ? Mais qui pourrait nier que la civilisation musulmane n'a pas connu de conflit entre foi et raison comme en a connu l'Occident ? Leopold Weiss écrit : "… la soif de connaissances qui caractérisa les premiers temps de l'Islam ne dut pas, comme ailleurs dans le monde, mener une lutte pénible contre la foi traditionnelle pour s'affirmer elle-même. Au contraire, elle était issue de cette foi. (…). Durant toute la période créative de l'histoire musulmane, correspondant en gros aux cinq siècles suivant le temps du Prophète, la science et l'instruction n'avaient pas de plus grand défenseur que la civilisation musulmane elle-même et aucune patrie plus sûre que les pays où dominaient l'Islam" (Op. cit., pp. 177-178). Qui pourrait nier que le pluralisme d'interprétations a été reconnu par le Prophète lui-même ? Certes ce pluralisme d'interprétation a des limites, au-delà desquelles il conduit aux déviances hérétiques. Mais hérésie ne signifie pas forcément combat : il y a divergence d'avis sur le sujet, un des avis étant qu'ils ne seront combattus que s'ils attaquent (cliquez ici pour lire un autre article, relatif au sujet). Enfin, la présence des non-musulmans dans un pays musulman est explicitement prévue dans les textes des sources (Coran et Sunna) et il est demandé de les protéger (dhimma) (cliquez ici pour lire notre article sur le sujet). A cause de l'absence de toute institution cléricale, on peut plus facilement en Islam attribuer tel comportement à un excès ou à une erreur de compréhension.
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Conclusion :
Les spécificités du christianisme paulinien et chalcédonien, auxquelles est venue se rajouter la façon concrète par laquelle l'Eglise catholique, institution représentant le christianisme en Europe occidentale, a exercé son pouvoir, sont les deux facteurs qui ont entraîné en Occident un long conflit puis un divorce entre la raison et la foi, entre les affaires publiques et le religieux, entre le progrès et la tradition religieuse. Bien que le christianisme post-chalcédonien fût répandu en d'autres régions aussi, si le divorce eut lieu en Europe occidentale précisément, c'est parce que c'est ici que l'Eglise catholique exerçait et que c'est ici qu'apparurent les idées humanistes si positives quant à l'homme, la raison et le but de la vie. Le conflit entre ces deux forces résolument opposées – d'une part la volonté, engendrée par les idées humanistes, de s'affirmer et de vivre pleinement toutes ses facultés, et d'autre part la volonté de préserver sa forte présence – exacerba alors la tension pré-existante entre la foi et la raison, la culpabilité de l'homme et sa dignité.
Ce conflit qu'a connu l'Occident a été absent de l'histoire de la civilisation musulmane. Et les sociétés musulmanes ne comprennent pas pourquoi on attend d'elles qu'elles suivent la voie qu'une autre civilisation a élaborée comme réponse à une situation spécifique. De leur point de vue, c'est comme si l'une des deux personnes qui formaient auparavant un couple et qui ont divorcé invitait un couple qui s'entend bien de divorcer aussi, arguant que de toute façon les couples ne tiennent aujourd'hui plus.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).